Alexis de Tocqueville est un fin analyste. Ici, sa réflexion se double de qualités littéraires.
La question que se pose Alexis de Tocqueville lors de son voyage en Angleterre, et plus précisément à Manchester, est la suivante :
Comment s’étonner que Manchester qui a déjà 300.000 âmes s’accroisse sans cesse avec une rapidité prodigieuse ?
Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes: Voyages en Angleterre, Irlande, Suisse et Algérie
Alors qu’il décrit la misère, et le dégoût, il en sort pourtant de l’or. L’industrie y est prodigieuse, et permet dans un milieu immonde, d’alimenter ce monde.
Tout autour de cet asile de la misère, l’un des ruisseaux traîne lentement ses eaux fétides et bourbeuses, queles travaux de l’industrie ont teintées de mille couleurs. Elles ne sont point renfermées dans des quais ; les maisons se sont élevées au hasard sur ses bords. Souvent du haut de ses rives escarpées, on l’aperçoit qui semble s’ouvrir péniblement un chemin au milieu des débris du sol, de demeures ébauchées ou de ruines récentes. (…) Levez la tête,et tout autour de cette place, vous verrez s’élever les immenses palais de l’industrie. Vous entendrez le bruit desfourneaux, les sifflements de la vapeur. Ces vastes demeures empêchent l’air et la lumière de pénétrer dans les demeures humaines qu’elles dominent ; elles les enveloppent d’un perpétuel brouillard; ici est l’esclave, là est le maître ; là, les richesses de quelques-uns ; ici, la misère du plus grand nombre ; là, les forces organisées d’unemultitude produisent, au profit d’un seul, ce que la société n’avait pas encore su donner (…). Une épaisse et noire fumée couvre la cité. Le soleil paraît au travers comme un disque sans rayons. C’est au milieu de ce jour incomplet que s’agitent sans cesse 300.000 créatures humaines. C’est au milieu de ce cloaque infect que le plus grand fleuve de l’industrie humaine prend sa source et va féconder l’univers. De cet égout immonde, l’or pur s’écoule. C’est là que l’esprit humain se perfectionne et s’abrutit ; que la civilisation produit ses merveilles et que l’homme civilisé redevient presque sauvage…»
Alexis de Tocqueville, Œuvres complètes: Voyages en Angleterre, Irlande, Suisse et Algérie