Il y a quelques temps, l’équipe Intégrer Sciences Po vous proposait une réflexion sur la justice à partir du livre Le Procès de Kafka.
Franz Kafka (1883-1924), écrivain originaire de Prague, traite de problématiques variées dans ses livres, mais s’attarde en particulier sur les liens familiaux. L’histoire personnelle de Kafka, pour le moins mouvementée, est sans doute intimement liée à ces préoccupations, présentes dans plusieurs de ses ouvrages, et en particulier dans La Métamorphose.
Nous vous proposons de découvrir cet ouvrage, qui se lit assez rapidement (il n’est pas très long), et qui est pourtant très riche de réflexions et d’enseignements.
L’histoire de La Métamorphose est à la fois simple et singulière : Gregor, qui vit chez ses parents avec sa soeur, se réveille un jour transformé en bête repoussante.
Comment sa famille réagit-elle à cette métamorphose soudaine et inattendue ? L’intérêt de l’ouvrage n’est pas de découvrir les raisons d’une telle transformation, mais réside dans les difficultés et les conséquences que soulèvent cette transformation. Les parents, qui ne reconnaissent plus leur fils, au fur et à mesure que le temps passe, seraient-ils prêts à renier leur enfant, qui s’est déshumanisé, qui ne leur appartient plus ? Ou le lien familial est-il suffisamment fort, le passé commun suffisamment épais, pour souder cette famille ?
Extrait du Chapitre II de La Métamorphose – Kafka :
« Un jour, il devait bien s’être écoulé un mois déjà depuis la métamorphose de Gregor, et sa soeur, tout de même, n’avait plus lieu d’être frappée d’étonnement à sa vue, elle entra un peu plus tôt que d’habitude et le trouva encore en train de regarder par la fenêtre, immobile et effectivement effrayant, dressé comme il l’était. Gregor n’eût point été surpris qu’elle n’entrât pas, puisque, placé comme il l’était, il l’empêchait d’ouvrir tout de suite la fenêtre ; mais, non contente de ne pas entrer, elle fit un bond en arrière et referma la porte ; quelqu’un d’étranger à l’affaire aurait pu penser que Gregor avait guetté sa soeur et avait voulu la mordre. Naturellement, il alla aussitôt se cacher sous le canapé, mais il dut attendre jusqu’à midi pour que sa soeur revienne, et elle lui parut beaucoup plus inquiète que d’habitude. Il comprit donc que sa vue lui était toujours insupportable et qu’elle ne pourrait que lui rester insupportable, et que sûrement il lui fallait faire un gros effort sur elle-même pour ne pas prendre la fuite au spectacle de la moindre partie de son corps dépassant du canapé. Afin de lui épargner même cela, il entreprit un jour, il lui fallut quatre heures de travail, de transporter sur son dos jusqu’au canapé le drap de son lit et de l’y disposer de façon à être désormais complètement dissimulé, au point que sa soeur, même en se penchant, ne pût pas le voir. Si elle avait estimé que ce drap n’était pas nécessaire, elle aurait pu l’enlever, car enfin il était suffisamment clair que ce n’était pas pour son plaisir que Gregor se claquemurait ainsi ; mais elle laissa le drap en place et Gregor crut même surprendre un regard de gratitude, tandis qu’un jour il soulevait prudemment un peu le drap avec sa tête pour voir comment sa soeur prenait ce changement d’installation.
Pendant les quinze premiers jours, les parents ne purent se résoudre à entrer chez Gregor, et il les entendit souvent complimenter sa soeur du travail qu’elle faisait à présent, tandis que jusque-là ils lui manifestaient souvent leur irritation parce qu’à leurs yeux elle n’était pas bonne à grand-chose. Mais maintenant ils attendaient souvent tous les deux, le père et la mère, devant la chambre de Gregor, pendant que sa soeur y faisait le ménage et, dès qu’elle en sortait, il fallait qu’elle raconte avec précision dans quel état se trouvait la pièce, ce que Gregor avait mangé, de quelle façon il s’était comporté cette fois, et si peut-être on notait une légère amélioration. Au reste, la mère de Gregor voulut relativement vite venir le voir, mais le père et la soeur la retinrent, en usant tout d’abord d’arguments rationnels, que Gregor écouta fort attentivement et approuva sans réserve. Mais par la suite on dut la retenir de force et, quand il l’entendit crier « Mais laissez-moi donc voir Gregor, c’est mon fils, le malheureux ! Vous ne comprenez donc pas qu’il faut que je le voie ? » Gregor pensa alors que peut-être ce serait tout de même une bonne chose que sa mère vienne le voir, pas tous les jours, naturellement, mais peut-être une fois par semaine; car enfin elle comprenait tout beaucoup mieux que sa soeur, qui en dépit de tout son courage n’était après tout qu’une enfant et qui finalement ne s’était peut-être chargée d’une aussi rude tâche que par une irréflexion d’enfant. »
Cette situation devient de plus en plus intenable, et se résume finalement par un choix moral cornélien :
– Il faut qu’il disparaisse, s’écria la soeur, c’est le seul moyen, père.
Il faut juste essayer de te débarrasser de l’idée que c’est Gregor. Nous l’avons cru tellement longtemps, et c’est bien là qu’est notre véritable malheur. Mais comment est-ce que ça pourrait être Gregor ? Si c’était lui, il aurait depuis longtemps compris qu’à l’évidence des êtres humains ne sauraient vivre en compagnie d’une telle bête, et il serait parti de son plein gré.