Qu’est-ce que la Démocratie ? Une question bien difficile, à laquelle beaucoup se sont essayés, dont… Jean-Jacques Rousseau. Le célèbre citoyen de Genève dans son texte le Contrat social décrit un certain nombre de systèmes politiques, notamment l’aristocratie, la monarchie, et bien sûr… la démocratie.
C’est dans le Livre III, Chapitre 2, que l’on trouve une étude courte mais particulièrement critique et efficace de la Démocratie en tant que forme de gouvernement.
La démocratie n’est pas critiquée en tant qu’elle est un mauvais régime, une mauvaise forme de gouvernement, mais en tant qu’elle ne convient pas aux hommes, qu’elle est inaccessible pour l’humanité.
→ Critiques et défauts de la démocratie
D’où la formule si célèbre de Rousseau : « S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes. »
S’arrêter à cette conclusion, sans comprendre les arguments qu’avancent Rousseau pour y aboutir serait un travail contreproductif. C’est pourquoi il est particulièrement intéressant de lire ce chapitre qu’il consacre à la Démocratie, et les raisons qui font de la Démocratie un régime inaccessible.
L’irréconciliable partage des pouvoirs
C’est un paradoxe que soulève Rousseau : faire la loi, c’est en même comprendre comment appliquer et exécuter cette loi. Le plus simple serait donc que la même personne se charge à la fois de l’écriture et de l’application des lois. Mais ce serait contredire de manière tout à fait inacceptable les principes de la séparation des pouvoirs, décrits à la même époque par Montesquieu.
Rousseau craint absolument tout conflit d’intérêt, et notamment les cas où des affaires personnelles prendraient le pas sur les activités publiques. Il est en revanche plus indulgent envers le gouvernement et les abus possibles du gouvernement. Entre les deux, le plus grand danger est pour Rousseau sans conteste la corruption du législateur, comme il l’explique parfaitement dans le Chapitre 4 de son ouvrage :
Celui qui fait la loi sait mieux que personne comment elle doit être exécutée et interprétée. Il semble donc qu’on ne saurait avoir une meilleure constitution que celle où le pouvoir exécutif est joint au législatif: mais c’est cela même qui rend ce gouvernement insuffisant à certains égards, parce que les choses qui doivent être distinguées ne le sont pas, et que le prince et le souverain, n’étant que la même personne, ne forment, pour ainsi dire, qu’un gouvernement sans gouvernement.
Il n’est pas bon que celui qui fait les lois les exécute, ni que le corps du peuple détourne son attention des vues générales pour les donner aux objets particuliers. Rien n’est plus dangereux que l’influence des intérêts privés dans les affaires publiques, et l’abus des lois par le gouvernement est un mal moindre que la corruption du législateur, suite infaillible des vues particulières. Alors, l’état étant altéré dans sa substance, toute réforme devient impossible. Un peuple qui n’abuserait jamais du gouvernement n’abuserait pas non plus de l’indépendance; un peuple qui gouvernerait toujours bien n’aurait pas besoin d’être gouverné.Jean-Jacques Rousseau – Du Contrat social ou Principes du droit politique – Livre III,
Un gouvernement concrètement impossible : les raisons pratiques
Rousseau fait une lecture très stricte du mot « Démocratie », qui implique que l’ensemble des citoyens soient réunis par exemple pour faire les lois. Il n’y a pas de représentation possible dans cette vision stricte de la démocratie : tous les citoyens doivent être présents et participer. Autrement, ce n’est pas une véritable démocratie, d’autant que cette nouvelle administration, cette nouvelle façon de gouverner par commissions, ou par représentations, conduirait à des dérives inévitables comme le montre l’expérience.
D’où au moins 6 limites matérielles évidentes qui font s’écrouler le rêve d’une démocratie sur Terre :
- Limite de temps : le peuple n’est pas constamment disponible.
- Limite de lieu : l’état ne doit pas être trop grand, si l’on veut rassembler le peuple entier.
- Limite des cas particuliers : le peuple se perdrait à vouloir régler tous les cas particuliers, qui sont une multitude, voire infinis ; cela suppose que le peuple se contente des principes généraux et donc d’une « grande simplicité de mœurs ».
- Limite des inégalités : le peuple, en fonction de son rang et de la loi, doit être très égal. → Voir ce que Rousseau entend par égalité.
- Limite du luxe : le luxe est une conséquence inévitable de la richesse, et gangrène à la fois les riches et les pauvres.
- Limite des guerres : la démocratie, parce qu’il s’agit d’un système qui se renouvelle et s’adapte sans cesse, qui fait constamment place au débat, est particulièrement sujette aux guerres civiles et aux conflits internes.
À prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais. Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et que le petit soit gouverné. On ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et l’on voit aisément qu’il ne saurait établir pour cela des commissions, sans que la forme de l’administration change.
En effet, je crois pouvoir poser en principe que, quand les fonctions du gouvernement sont partagées entre plusieurs tribunaux, les moins nombreux acquièrent tôt ou tard la plus grande autorité, ne fût-ce qu’à cause de la facilité d’expédier les affaires, qui les y amène naturellement.
D’ailleurs, que de choses difficiles à réunir ne suppose pas ce gouvernement! Premièrement, un état très petit, où le peuple soit facile à rassembler, et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres; secondement, une grande simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d’affaires et de discussions épineuses; ensuite beaucoup d’égalité dans les rangs et dans les fortunes, sans quoi l’égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l’autorité; enfin peu ou point de luxe, car ou le luxe est l’effet des richesses, ou il les rend nécessaires; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise; il vend la patrie à la mollesse, à la vanité; il ôte à l’état tous ses citoyens pour les asservir les uns aux autres, et tous à l’opinion.Jean-Jacques Rousseau – Du Contrat social ou Principes du droit politique – Livre III,
La démocratie n’est pas source de tout repos
Ce chapitre est également l’occasion pour Rousseau de rappeler un point important : la démocratie est faite d’agitation, d’inquiétude, de changement. Elle est dangereuse, et elle demande une vigilance constance. C’est pourquoi tout citoyen d’une démocratie aurait à se répéter à vivre selon le principe : « Malo periculosam libertatem quam quietum servitium », ce qui peut se traduire par : « Mieux vaut la liberté et les dangers que la paix qui rend esclave« .
Voilà pourquoi un auteur célèbre a donné la vertu pour principe à la république, car toutes ces conditions ne sauraient subsister sans la vertu; mais, faute d’avoir fait les distinctions nécessaires, ce beau génie a manqué souvent de justesse, quelquefois de clarté, et n’a pas vu que l’autorité souveraine étant partout la même, le même principe doit avoir lieu dans tout état bien constitué, plus ou moins, il est vrai, selon la forme du gouvernement.
Ajoutons qu’il n’y a pas de gouvernement si sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le démocratique ou populaire, parce qu’il n’y en a aucun qui tende si fortement et si continuellement à changer de forme, ni qui demande plus de vigilance et de courage pour être maintenu dans la sienne. C’est surtout dans cette constitution que le citoyen doit s’armer de force et de constance, et dire chaque jour de sa vie au fond de son cœur ce que disait un vertueux palatin dans la diète de Pologne : Malo periculosam libertatem quam quietum servitium.
S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes.Jean-Jacques Rousseau – Du Contrat social ou Principes du droit politique – Livre III,
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merci pour votre travail.
La citation latine reprise par JJ Rousseau dans Du Contrat Social doit être replacée dans le contexte du XVI au XVIIIè siècle. La servitude féodale était l’obéissance à un seigneur et l’impossibilité d’en échapper. Certains pouvaient préférer la liberté même dangereuse face aux bandits de grands chemins : la bourse ou la vie. Au XXIè siècle, les démocraties occidentales ont gagné la liberté et les « servitudes » sont ne pas nuire à autrui (article 3 de la déclaration universelle des droits de l’homme) Aussi en cette douloureuse période de pandémie, vaccin et pass-sanitaire permettent à la fois d’être libre sans nuire à autrui mais avec quelques contraintes et d’être en bonne santé certes fragile. Ce ne sont pas des privations de liberté. Pensons aux milliards d’êtres humains qui n’ont pas de vaccins, peu de liberté et qui vivent en état de servitude dans des régimes autoritaires.