Montesquieu, dans son ouvrage L’esprit des lois publié en 1748, révolutionne la pensée politique et juridique. À travers une analyse minutieuse des gouvernements et des lois, il pose les bases de la science politique moderne. Nous verrons comment Montesquieu comprendre les rapports entre la nature des lois, la typologie des gouvernements et l’influence des climats sur les sociétés humaines. Son travail, bien qu’empreint de certaines limitations idéologiques comme vous le verrez, demeure une référence incontournable pour comprendre les fondements de la liberté politique et de la séparation des pouvoirs.
L’esprit des lois : genèse et objectifs de l’œuvre
En 1748, Montesquieu publie L’esprit des lois, une œuvre monumentale qui suscite des réactions variées parmi ses contemporains, notamment Voltaire qui décrit son expérience de lecture dans Idées Républicaines (1765) comme un voyage dans un labyrinthe où le fil conducteur est souvent rompu. L’ouvrage est en effet saturé d’exemples et donne l’impression d’un foisonnement de notes accumulées tout au long de la carrière de magistrat de Montesquieu.
Montesquieu reconnaît la complexité de son travail et demande au lecteur de juger non pas ses phrases individuellement, mais l’ensemble de son œuvre et son intention. Après avoir médité son ouvrage pendant 15 à 20 ans, Montesquieu exige de son lecteur patience et discernement, car son approche commence par l’observation.
Le droit positif, selon Montesquieu, est variable et renvoie à la diversité des sociétés humaines. Sa question centrale est de savoir s’il existe un élément invariant dans cette variété. Montesquieu souhaite établir une véritable science du droit et une authentique science politique, en suivant une méthode expérimentale : partir de l’expérience, formuler une théorie explicative et vérifier cette théorie. Cette démarche scientifique fait de L’esprit des lois un ouvrage fondateur de la science politique moderne.
Le titre de l’ouvrage, inspiré du onzième chapitre du traité du juriste Jean Domat (1689), « De la nature et de l’esprit des lois », indique l’objectif de Montesquieu de comprendre et d’extraire l’essence des lois pour en saisir les causes et les finalités. La définition de la loi acceptée par ses contemporains est celle du Dictionnaire de l’Académie (1695) : « La loi est une constitution écrite qui ordonne ce qu’il faut faire et qui défend ce qu’il ne faut pas faire. » Montesquieu voit la loi comme un impératif qui permet d’évaluer les actes individuels ou collectifs au sein d’une société.
Il constate l’instabilité des lois, notant que « les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. » Ainsi, la loi exprime un rapport entre la nature et la nature des hommes, et la relativité des lois résulte de la complexité de ce rapport. Ce n’est pas la fantaisie ou la faiblesse humaine qui les rend relatives, mais bien la complexité de notre relation à la nature et à la réalité.
Typologie des gouvernements selon Montesquieu
Montesquieu entreprend d’examiner les rapports entre les lois et la nature et le principe de chaque gouvernement. Sa typologie des gouvernements ne vise pas à promouvoir un type de gouvernement en particulier, mais à observer leur fonctionnement pour en dégager la relation entre la loi constitutionnelle et la nature des choses. Il identifie trois types de gouvernements : républicain, monarchique et despotique.
Chaque gouvernement possède une nature et un principe. La nature définit la structure du gouvernement (par exemple, une monarchie est le gouvernement d’un seul), tandis que le principe est une passion partagée par les citoyens qui permet au gouvernement de fonctionner. Si ce principe se perd, la constitution n’est plus adéquate et le régime dégénère.
La nature d’un gouvernement est déterminée par la structure, et le principe par le ressort. Montesquieu adopte ici une approche mécaniste, similaire à celle de Descartes. Un facteur essentiel dans la nature d’un gouvernement est l’étendue du territoire, qui influence directement la nature du principe. Par exemple, la vertu, principe du gouvernement républicain, est efficace seulement si le territoire de la République est de faible étendue.
Montesquieu distingue trois espèces de gouvernements :
- République : le peuple en corps ou seulement une partie du peuple détient la souveraine puissance (exemple : Venise au XVIIIème siècle, république aristocratique).
- Monarchie : un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies.
- Despotisme : un seul gouverne, sans loi et sans règles, tout agit par sa volonté et ses caprices.
Pour Montesquieu, la République nécessite des citoyens dotés de vertu politique, la monarchie repose sur l’honneur, et le despotisme s’impose par la crainte. La république convient à un petit territoire, la monarchie à un territoire moyen, et le despotisme à des étendues immenses. La nature du gouvernement, la nature des citoyens et la nature du territoire sont trois facteurs solidaires dont le rapport correct influence la stabilité du régime. Toute modification de l’un de ces facteurs peut entraîner la corruption de l’ensemble.
Cette loi implicite conduit Montesquieu à condamner l’esprit de conquête : toute politique expansionniste mène à la ruine des États non despotiques ou les transforme en despotismes, comme l’illustre le déclin de la Rome républicaine victime de son impérialisme. Montesquieu imagine trois mondes : l’Orient despotique, l’Antiquité républicaine (Rome, Athènes, Sparte), et l’Europe monarchique contemporaine. De manière discrète, il défend la monarchie, régime équilibré adapté aux territoires moyens et aux climats tempérés, désigné par Montesquieu comme le régime rationnellement imposé par l’histoire et la nature.
→ Révolutions et guerres civiles – Montesquieu
La liberté politique et la théorie des climats
La défense de la monarchie par Montesquieu s’articule à celle de la liberté politique, valeur essentielle selon lui. La monarchie garantit mieux que tout autre régime la liberté des peuples, qui est un gage de sécurité. La liberté politique nécessite une distinction et un équilibre des pouvoirs : il faut séparer le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Par nature, la république et le despotisme ne garantissent pas suffisamment la liberté :
- La république confond généralement pouvoir législatif et pouvoir judiciaire.
- Le despotisme rassemble les trois pouvoirs dans les mêmes mains.
Montesquieu considère que la monarchie doit être constituée sur le modèle de la monarchie anglaise, offrant ainsi la possibilité d’un gouvernement libre. La monarchie parlementaire anglaise suscite au XVIIIème siècle un grand intérêt parmi les philosophes français, dont Voltaire. Le chapitre XI de L’esprit des lois analyse les institutions britanniques et montre la volonté de distinguer et répartir les pouvoirs pour créer un équilibre garantissant la liberté des sujets et les protégeant des abus de pouvoir. Le Habeas corpus, instauré en 1679, interdit l’arrestation illégale des citoyens sur simple ordre de l’exécutif, un principe très envié par les Français encore soumis à la lettre de cachet.
→ La liberté, droit de faire ce que les lois permettent – Montesquieu
Montesquieu développe également la théorie des climats, affirmant que « l’empire du climat est le premier de tous les empires ». Selon lui, le climat influence les caractères dominants des peuples et leurs choix politiques. Cette idée, bien que présente chez des penseurs antérieurs comme Jean Bodin et Ibn Khaldûn, conduit au développement du racialisme, une doctrine dont il faut se méfier en raison des discriminations raciales qu’elle peut engendrer.
→ La théorie des climats – Montesquieu
Les hommes du siècle des Lumières disposent de deux références politiques majeures : le royaume d’Angleterre et la Cité antique (Athènes, Sparte, Rome). Montesquieu souligne que la concentration des pouvoirs entre les mêmes mains conduit au despotisme et menace gravement la liberté des citoyens. Sa pensée insiste davantage sur une distribution des pouvoirs et un équilibre où chaque pouvoir peut freiner l’exercice des autres, plutôt que sur une séparation nette des pouvoirs.
Dans le quatorzième livre de L’esprit des lois, intitulé « Des lois dans le rapport qu’elles ont avec la nature du climat », Montesquieu aborde une réflexion matérialiste sur la vie des sociétés politiques. Sa théorie des climats invente une géographie des passions qui justifie le despotisme dans les pays chauds, la République dans les climats froids et la monarchie dans les climats tempérés. Cette idéologie, très marquée, nuit à la crédibilité de sa théorie. Tzvetan Todorov distingue entre racisme (comportement) et racialisme (doctrine), et la théorie de Montesquieu relève dans ce cas du racialisme.