Un précurseur de la critique du pouvoir absolu
Étienne de La Boétie, né en 1530 et mort prématurément en 1563, a eu une carrière brève mais marquante, étant surtout connu pour sa rencontre avec Michel de Montaigne et pour la rédaction de son œuvre majeure, Discours de la servitude volontaire, probablement rédigée à l’âge de 18 ans, témoignant de sa personnalité exceptionnelle. Conseiller au parlement de Bordeaux, il prend le contre-pied de ses contemporains, semblant répliquer au Prince de Machiavel en s’insurgeant contre le gouvernement d’un seul, et propose ainsi la première critique moderne du pouvoir politique absolu, que ce soit celui d’un monarque ou celui de l’État.
Son objectif est de réveiller les opprimés en acclamant la liberté, transformant son texte en un cri d’indignation qui se manifeste par la brièveté de l’œuvre, où les mots semblent manquer pour désigner le scandale de la domination de la majorité par une poignée d’hommes. En remettant en cause l’ancienne dialectique de l’Un et du Multiple, La Boétie conteste l’idée platonicienne selon laquelle la multiplicité des réalités doit être soumise à l’unité de l’essence, et avance l’idée révolutionnaire que la soumission ne trouve son explication rationnelle que dans la volonté des peuples à l’accepter, suggérant que ces derniers sont en réalité les maîtres du jeu.
La Boétie propose une perspective qui remet en question l’idée que les esclaves obéissent uniquement à la contrainte, car selon lui, rien ne peut contrarier la loi du nombre, qui se révèle être ici le droit du plus fort.
Les stratégies tyranniques
L’Histoire offre peu d’exemples d’insurrections populaires réussies contre ceux qui les oppriment, et contrairement à Machiavel, qui perçoit le prince comme un maître stratégique, La Boétie le voit sous les traits d’un lâche, évoquant une double dénaturation où les gouvernés et les gouvernants subissent un lent processus de corruption. Les premiers cèdent à la coutume, tandis que les seconds laissent leurs appétits personnels l’emporter sur le bien commun.
→ Machiavel – Le Prince doit savoir feindre et dissimuler
→ Machiavel – Éviter les Révolutions
La Boétie incrimine particulièrement l’habitude, qu’il considère comme une forme d’inertie profondément ancrée dans la nature humaine, incitant les hommes à inscrire leurs actions dans la répétition du même, une tendance à la facilité et au confort de situations répétitives exploitée par le Prince, qui en tire évidemment avantage. Ainsi, la nature humaine apparaît minée par une contradiction interne : elle aspire à la liberté tout en conduisant les individus à la servitude.
Selon La Boétie, la culture humaine, c’est-à-dire l’enseignement des pères, est compromise dès lors que ces pères ne peuvent transmettre à leurs enfants que la servitude dans laquelle ils ont toujours vécu, et le prince, à ses yeux, n’est qu’un « dégénéré » qui impose sa volonté particulière comme étant la volonté générale, transformant ses passions en raison d’État. Toutes les stratégies tyranniques se réduisent à une seule politique : associer le plus grand nombre à l’exercice de la tyrannie.
La stratégie du Prince consiste à édifier une pyramide de la terreur et de la domination, où les sujets acceptent individuellement une domination qu’ils subissent en échange d’une licence à l’exercer en retour. Le crime du tyran, selon La Boétie, est d’imposer à tous la tyrannie comme mode de vie, paralysant toute forme de contestation par un calcul habile qui engage la responsabilité de chacun dans une complicité généralisée, et cette critique s’applique à toutes les sociétés hiérarchisées, notamment celles qui fondent leur structure sur les principes de la féodalité.
La nature humaine et la servitude
La Boétie développe une vision de la nature humaine marquée par une contradiction fondamentale entre l’aspiration à la liberté et la tendance à la servitude, postulant que la nature humaine, tout en réclamant la liberté, conduit paradoxalement les individus à accepter la servitude. Cette acceptation est largement due à l’habitude et à l’inertie qui poussent les hommes à répéter les mêmes actions, trouvant un certain confort dans la stabilité de la soumission.
La culture humaine, c’est-à-dire l’enseignement transmis de génération en génération, se trouve ainsi corrompue puisque les pères, ayant vécu dans la servitude, ne peuvent enseigner autre chose à leurs enfants, perpétuant un cycle de soumission. Le prince, ou tyran, exploite cette tendance naturelle à la répétition et à l’acceptation de l’autorité, imposant sa volonté personnelle comme loi générale et transformant ses propres passions en raison d’État.
La Boétie souligne que la tyrannie est renforcée par la participation des opprimés eux-mêmes, qui acceptent la domination en échange d’une part de pouvoir sur leurs semblables, et cette stratégie crée une pyramide de terreur et de domination où chaque individu devient complice de la tyrannie en exerçant à son tour une forme de pouvoir sur autrui. Cette analyse critique des sociétés hiérarchisées, fondées sur des principes féodaux, révèle la profondeur de la réflexion de La Boétie sur la nature humaine et les mécanismes du pouvoir.
→ Résumé du Livre 1 du Contrat social de Rousseau