La culture est-elle liée à l’individu ou à la société ? Quels sont les rapports entre individu et société au sein même de la culture, et de l’étude de la culture ? L’antropologue Edward Sapir, après avoir défini les liens entre personnalité et culture, apporte une réponse dans son ouvrage Anthropologie.
Si l’étude de la culture consistait simplement à aligner et à décrire de façon exhaustive l’infinité des modèles de comportement faussement indépendants qui sont légués de génération en génération par des processus sociaux, il n’y aurait pas lieu de proposer une nouvelle méthode d’enquête. Les difficultés ne surgissent qu’à l’instant où l’on mobilise ex abrupto les énoncés de l’anthropologie culturelle pour élucider les conduites. Cela fait, on se fie les mains ; la conduite n’est pas une reconstitution synthétique de modèles élémentaires dont chacun serait une entité analysable présentant une continuité historique et une répartition géographique ; c’est au contraire le creuset originel d’où l’on a extrait ces modèles. Par conséquent, si l’on peut parler de croissance culturelle, ce n’est pas à la façon d’une histoire reconstituée à partir de l’histoire composite des modèles pris séparément, mais bel et bien à la façon de l’évolution d’une personnalité. Cette « culture » complète, virtuelle, qu’analyse l’ethnologue, est le rendez-vous de systèmes d’actions et de systèmes d’idées qui débordent mollement les uns sur les autres ; par une sorte de réflexe verbal, on arrive à leur donner l’apparence d’un système de comportement fermé. Or, il y a une chose à ne pas oublier : ce système fonctionne seulement (si tant est qu’il ait une fonction) dans la mesure où fonctionnent et réagissent les unes sur les autres les systèmes d’action et d’idées qui ont crû dans l’esprit de certaines personnes précises. On a beau dire, la culture n’est pas impersonnelle ; de vastes domaines, au lieu d’être « véhiculés » par le groupe ou la communauté, sont l’apanage exclusif de certains individus-clés, et ceux-ci, par la force des choses, leur donnent un cachet tout personnel. S’ils viennent à disparaître, la culture perd sa rigidité, son objectivité ; elle se dégonfle à l’instant, et l’on voit bien vite ce qu’elle est : une fiction conceptuelle commode.
Edward Sapir (1921), Anthropologie. Tome 1 : culture et personnalité